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23 octobre 2011

En Tunisie, «on ne va pas se réveiller lundi avec une République intégriste»

On peut remplacer Tunisie par France, ça marche aussi...

Alors que le pays vote dimanche, les laïcs sont partagés entre le respect de la liberté d’expression et la crainte d’une islamisation rampante de la société.

Par MARIA MALAGARDIS Envoyée spéciale à Tunis

Un cinéma saccagé en plein centre de Tunis après avoir présenté un documentaire sur la laïcité, une chaîne de télé privée attaquée suite à la diffusion de Persepolis, le film de Marjane Satrapi, la maison du patron de cette chaîne incendiée… Et, à chaque fois, les mêmes meneurs : des salafistes, des «barbus» qui semblent surgis de nulle part, dans un pays où les signes religieux ostentatoires ont longtemps été réprimés. Le 14 octobre, les revoilà qui défilent en exigeant le retour à la charia. Du jamais vu. Pour le camp laïc, ce n’est pas la peur. Juste une inquiétude, qui gâche un peu la fête de dimanche, où les Tunisiens votent pour la première fois depuis la chute de Ben Ali. Avec une seule certitude, comme le souligne Khadidja Cherif, une célèbre militante des droits de l’homme : «Les islamistes feront partie du paysage.» Quel sera le poids du parti islamiste Ennahda à l’issue du scrutin ? Que feront les islamistes au sein de la nouvelle Assemblée constituante ? Et que se passera-t-il s’ils remportent d’autres élections ?

Pour ceux qui, comme Khadidja Cherif, ont farouchement combattu Ben Ali, tout en assumant les acquis de la modernité qui servaient de vitrine trompeuse à la dictature, les vraies intentions de ce parti restent une inconnue. «Bien sûr, on ne va pas se réveiller lundi avec une république intégriste», tempère Khadidja. D’ailleurs, personne ne conteste aux islamistes, si durement opprimés par Ben Ali, la légitimité de se présenter aux élections. Mais certains dérapages observés pendant la campagne ont alerté ceux qui en Tunisie s’affichent depuis longtemps, laïcs ou même athées.

Mot tabou. Auteurs des violences de ces derniers jours, les salafistes sont-ils manipulés ? Sont-ils le vrai visage d’Ennahda ? Personne ne le sait mais, face à ces débordements, la classe politique est restée silencieuse, comme pétrifiée. Bien plus, le mot «laïcité» est soudain devenu tabou. Des associations qui en avaient fait leur combat ont décidé de s’éclipser le temps de la campagne «pour ne pas jeter de l’huile sur le feu», et la plupart des partis ont banni le mot de leur programme, à l’exception notable du Pôle démocratique moderniste, qui regroupe des petites formations de gauche, et d’Afek Tounes, parti fondé par de jeunes cadres diplômés. «On ne peut plus évoquer la laïcité. Désormais, on préfère parler d’un Etat civique, séparé du religieux», confirme Nejma. Piercing sous la lèvre, cette jolie étudiante a milité pour inciter les femmes à aller voter.

L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) n’a pas ménagé sa peine pour mobiliser ces électrices, devenues un enjeu crucial dans la compétition silencieuse que se livrent laïcs et islamistes. «Ce sont les femmes qui vont sauver la démocratie», affirme ainsi Moufida, la coordinatrice de l’ATFD, persuadée que les Tunisiennes ne renonceront jamais aux acquis, uniques dans le monde arabe, dont elles bénéficient, notamment grâce au code du statut personnel promulgué juste après l’indépendance. Distribuant des tracts devant un supermarché de banlieue, le petit groupe, où se trouvent Moufida et Nejma, veut y croire : «La plupart des femmes, même celles qui sont voilées, comprennent la menace que représentent les islamistes. Elles ne voteront pas pour eux !» Officiellement, Ennahda ne souhaite pas remettre en cause leur statut. Mais, dans le camp des féministes et des laïcs, le doute persiste. «Ils ont déjà réussi à placer la religion au cœur de la campagne électorale. Ils pratiquent un double langage», assure Nejma.

Un double langage ? L’expression fait bondir Hamadi Redissi. Attablé à la terrasse de l’hôtel Africa, sur l’avenue Bourguiba, ce professeur de droit ne mâche pas ses mots. «Il suffit de lire l’Aube, le journal d’Ennahda ! Tout est clair !» s’insurge-t-il, en exhibant des coupures de presse. «On nous serine qu’Ennahda ne soutient pas les violences des salafistes ? Pourtant, dans l’Aube, son leader s’en félicite ouvertement ! Et ce discours est relayé par les "nouveaux Munichois" : les partis et les intellectuels qui ont décidé d’abdiquer devant l’islamisme ! Au lieu de s’en prendre aux agresseurs, les salafistes, le ministère public préfère porter plainte contre la chaîne qui a diffusé Persepolis. Il y a des gens qui sont menacés et les partis se taisent. On nous dit que ce n’est pas le moment de parler de laïcité ? Mais ce n’est jamais le moment ! C’est toujours comme ça. On renonce peu à peu à ses libertés - Ben Ali ne s’y est pas pris autrement - et, à force de se répéter que ce n’est pas grave, un matin, on se réveille sous une dictature.»

«Trompeuse». L’islamisation progressive de la société : voilà ce que redoutent les laïcs les plus inquiets. Mais n’est-elle pas déjà là ? Il suffit de faire un tour sur un campus d’université. Depuis la chute de Ben Ali, les jeunes filles voilées se sont multipliées. «Je suis désormais la seule non-voilée d’une classe où il y a une trentaine de filles», confie Zayneb, 22 ans, en fac de sciences. Elle évoque aussi ces étudiants qui réclament l’arrêt des cours à l’heure de la prière. Juste devant, deux jeunes en tenue très cool distribuent des tracts pour Ennahda. «C’est une image trompeuse. Elles sont payées pour rassurer», croit savoir Zayneb.

Non loin de l’entrée du campus, Rafik, un économiste aux cheveux blancs, tente, lui, de sensibiliser les étudiants aux «menaces qui pèsent sur la révolution». Il a beau jeu de rappeler que les islamistes étaient absents aux premières heures de la révolte et qu’aucun slogan religieux n’a été entendu dans les cortèges. Il sait que l’enjeu est ailleurs : «Nous sommes en train de nous découvrir nous-mêmes, et de façon un peu schizophrène. Nous étions sous le règne du parti unique, nous sommes désormais plusieurs mondes. A la fois attachés à la modernité et à nos traditions. Avec des gens très pauvres, et d’autres qui vivent comme des Européens. Certains associent laïcité et occidentalisation. Or, beaucoup de Tunisiens ont un regard très critique sur l’Occident, auquel ils reprochent d’abandonner les Palestiniens face à Israël», explique Rafik. Autour de lui, des étudiants hochent la tête en signe d’approbation. «Avant, tout était caché. Maintenant, tout est dévoilé. Chacun s’affiche avec ses convictions, ses croyances», remarque Hela, en thèse de physique quantique. «Moi, je suis athée et je veux pouvoir l’affirmer», confesse-t-elle, persuadée que les Tunisiens n’accepteront jamais de «remplacer la peur d’un homme par la peur d’un Dieu».

http://www.liberation.fr/monde/01012367103-en-tunisie-on-ne-va-pas-se-reveiller-lundi-avec-une-republique-integriste 

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